26 (ou 28) septembre 1396 : Mort au combat du
grand Amiral de France Jean de Vienne
Seigneur de Roulans !
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Jean de Vienne (Dole,
1321 ou 1341 – Nicopolis (Bulgarie), 1396), Seigneur de Roulans
en Franche Comté, était un général et
amiral français durant la guerre de Cent Ans.
Il commença sa
carrière militaire à l’âge de 9 ans et fut
fait chevalier à 21 ans. À 24 ans, il fut nommé
capitaine-général de Franche-Comté. Il fut
ensuite gouverneur de Calais quand la ville fut prise par le roi
d’Angleterre Édouard III et fut fait prisonnier.
En 1373, Charles V le
nomma amiral de France. Il réorganisa la marine, mis en place
un important programme de construction, créa les garde-côtes,
organisa des surveillances sur les côtes et délivra des
licences pour construire et vendre des bateaux.
Jean de Vienne fut le
premier à comprendre que les opérations navales
pouvaient porter atteinte à l’Angleterre et il conduisit
plusieurs expéditions contre les côtes sud anglaises de
Plymouth en passant par l’île de Wight jusqu’à
Rye situé non loin d’Hasting (connu pour la bataille
qu’y gagna Guillaume le Conquérant).
Entre 1381 et 1385, il
se battit contre les Néerlandais, notamment lors de la
bataille de Rosbec. En 1385, sur sa demande, il débarqua en
Écosse avec 180 navires afin d’envahir l’Angleterre
mais, au terme d’une expédition désastreuse pour
son armée qu’avaient abandonné les écossais,
il dut faire retraite.
Après que
Charles VI succéda à son père Charles V sur le
trône de France, la marine déclina car Charles VI ne
partageait pas l’intérêt de son père. Jean
de Vienne rejoignit alors la croisade du roi Sigismond de Hongrie
contre l’empire ottoman. Il fut tué lors de la bataille
de Nicopolis en Bulgarie.

— Mais il est
guerrier de terre et non point coureur de mer !
Toute la cour de France est
scandalisée. En ce 27 décembre de l’an de grâce
1373, le roi Charles V vient de nommer Amiral de France, Jean de
Vienne, sire de Roulans, en Franche-Comté.
— Et il est à
peine âgé de 32 ans !
Le souverain, qui restera dans
l’Histoire sous le nom de Charles le Sage, tient pourtant à
son choix. Il est d’à peine trois ans l’aîné
de Jean de Vienne et sait ce que la Couronne doit à ce jeune
seigneur.
— Qu’importe !
Ce qui compte, c’est la vaillance et la fidélité.
Sans être, lui non plus, homme de mer, messire Bertrand Du
Guesclin, au mois d’août de cette année, a bien
pris la tête d’une flotte pour ravager Jersey et mettre à
mal ses garnisons anglaises. Ignorez-vous qu’il s’est
emparé aussi de deux hourques armées devant La Rochelle
? Et pourtant le Dogue Noir de Brocéliande n’avait
jamais combattu sur les flots !
— Oui, sire. Mais il
est Breton. Et les Bretons ont de l’eau de mer dans le sang.
Tous. Même ceux d’Argoat.
Pour
le souverain, le sang des Burgondes ne prédispose pas moins
aux aventures de la mer que le sang des Bretons. Et le roi sait que
Jean de Vienne a déjà navigué :
— Voici quelques
mois, en juillet, il a défendu avec vaillance le port
d’Harfleur. L’Anglais repoussé, il s’est
lancé à sa poursuite. Avec 5 galères et quarante
hommes, dont son ami Renier Grimaldi, il n’a pas hésité
à mener l’assaut contre Southampton, où s’était
rassemblée la flotte de nos ennemis, le duc Jean de Lancastre
et le duc Jean de Bretagne.
Tous
se récrient :
— Belle expédition
inutile, sire ! La flotte adverse était si bien gardée
et nos équipages si mal tenus que Grimaldi et Vienne ont erré
pendant plus de huit semaines sur les flots, sans parvenir à
mettre à mal les nefs ennemies ! Leur retour à Harfleur
ne fut pas glorieux. Et leurs misérables équipages de
Génois et de Castillans ne sont pas prêts à
reprendre la mer !
Mais
Charles V n’écoute pas ces critiques. Il a choisi Jean
de Vienne ; tout comme il a mis sa confiance en Duguesclin qui, à
plus de cinquante ans, continue à courir les chemins et les
bois à la tête de ses hommes d’armes. Le loup
comtois, le roi en est sûr, sera aussi hardi que le dogue
breton. Avec eux, le royaume de France va tenir tête aux
Anglais, sur terre comme sur mer. Charles le Sage veut venger son
père, Jean le Bon, vaincu à Poitiers et exilé à
Londres. Il fera payer cher à Edouard III cette mort en terre
étrangère d’un souverain déchu. Et
l’instrument de sa vengeance, ce sera son nouvel Amiral.
Le
jeune chevalier, qui porte dans ses armes l’aigle d’or
sur fond de gueules, a déjà derrière lui un
prestigieux passé de gloire et d’honneur. Dès sa
jeunesse, il s’est battu en Bourgogne contre les bandes
des « Tard-venus »,
ces mercenaires en rupture de compagnies qui s’en allaient par
les campagnes, pillant, violant, tuant, tandis que crépitaient
les incendies des chaumières et des échoppes. Il leur a
fait sentir la morsure du fer et la brûlure du feu à
tous ces soudards débandés ! Comme il y allait le jeune
Bourguignon pour purger sa Comté des aventuriers allemands,
piémontais, brabançons, navarrais ou hainuyers, qui
s’étaient abattus sur son pays, comme des corbeaux
disputant aux vilains les moissons et les vendanges ! Il a lavé
sa terre de leur sang, à ces maudits rouliers et à
toutes leurs ribaudes.
À
23 ans Jean de Vienne était devenu homme lige du roi de France
(après avoir, il est vrai, reçu du souverain cent
quarante florins d’or…). Le voici capitaine général
de la Comté et considéré comme « homme
de grand sens, vaillantise et prouesse ».
Son
équipée aurait pu s’arrêter là,
d’autant qu’il venait d’épouser gente
demoiselle Jeanne d’Oiselay et que sa seigneurie de Roulans
abritait un bonheur que l’on imagine sans nuage. Mais que peut
le sourire d’une belle contre l’appel de l’invincible
rivale : l’aventure ?
L’aventure
va se présenter sous les traits d’Amédée,
comte de Savoie, dit le Comte Vert. Il propose à Jean de
Vienne de s’en aller vers la lointaine et splendide Byzance,
pour y guerroyer contre les infidèles. Le hardi Comtois se
joint aux chevaliers savoyards. Il portera bientôt —
suprême honneur — le collier d’or de l’Annonciade.
Et en mer Noire, Jean de Vienne ferraille contre les Ottomans avec
autant d’ardeur que sur les bords du Doubs contre les brigands
des Grandes Compagnies. Mais la croisade tourne court. Le grand
projet du souverain de Savoie de réconcilier orthodoxes et
catholiques sombre dans les flots des paroles byzantines. Jean de
Vienne quitte l’Orient plus pauvre qu’il y était
parti. À vrai dire, il ne lui reste guère que son épée.
Il la met, définitivement, au service du roi de France.
Guyenne,
Périgord, Poitou, Limousin, Agenois, Aunis, Saintonge,
Rouergue, Angoumois, tous les terroirs d’Aquitaine vont
retentir de la folle galopade de celui qui se veut le champion de
Charles de France et défie jusque dans ses repaires occitans,
un des fils d’Edouard III, le terrible Prince Noir.
Partout
on voit flotter côte à côte, dans le même
camp des lys de France, l’aigle de sable de Du Guesclin et
l’aigle d’or de Jean de Vienne. Mais le destin a préparé
pour le Comtois un autre champ de bataille. Loin des sentiers d’une
campagne ensoleillée, c’est sur les flots gris, au large
des côtes picardes et normandes, qu’il doit entrer dans
la légende héroïque de son temps. Au Clos des
Galées de Rouen, les charpentiers, calfats, cordiers,
forgerons normands fabriquent les navires qui vont porter sur les
vagues le renom de messire Charles, roi de France par la grâce
de Dieu, et maître de la mer par la vaillance de Jean de
Vienne.
En
pal sur son écu, l’ancre au jas fleurdelysé
Le
sire de Roulans n’est certes pas, en cette fin d’année
1373, le premier à être nommé Amiral de France,
mais il sera le premier à mériter pleinement ce titre,
qui l’autorise à poser en pal sur son écu une
ancre au jas fleurdelysé. Cet homme de la terre a décidé
de faire mentir le dicton qui affirme que les Français sont
inaptes aux choses de la mer. Logiquement, par toutes les lois de
l’hérédité marine, le poste aurait dû
revenir à un Breton ou à un Normand, mais le roi les
sait trop enclins à l’indépendance, si ce n’est
à la rébellion. Avec Jean de Vienne, Charles possède
un serviteur dans les veines duquel ne coule pas du sang de pirate.
L’Amiral
de France va devoir remporter sa première bataille… sur
terre. Mais sur une terre toute marine, entourée de trois
côtés par les flots et où soufflent les vents du
large, apportant sur les lèvres le goût du sel et
tordant les branches des pommiers comme des chevelures de sirènes.
La presqu’île du Cotentin, au cœur de la mer, n’est
«
réunie »
au Bocage normand que par une zone marécageuse, inondée
dès les premières pluies d’arrière-saison
et où serpente un gros cours d’eau que gonflent les
orages et les marées : la Douve. Sentinelle grise aux
frontières de ce pays tout entier au péril de la mer,
se dresse la forteresse de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Là est la
clé de la presqu’île. Et son cœur,
orgueilleux et solitaire. Parce qu’il estimait, en bon Normand,
que c’était son imprescriptible droit, le seigneur du
lieu, Godefroy d’Harcourt, un chevalier vaillant « malgré »,
nous dit la chronique « qu’il
boitait moult fort », avait
légué tous ses biens au roi d’Angleterre: il
considérait Edouard III comme l’héritier de
Guillaume le Conquérant et le défenseur légitime
des libertés normandes confisquées par la Couronne de
France. Après la mort solitaire du Boiteux, la hache à
la main, contre un parti de gens d’armes à la solde du
roi de France, Saint-Sauveur appartient donc au roi anglais, qui y a
établi une solide garnison. Le château semble
imprenable. Et pourtant l’Amiral reçoit l’ordre de
s’en emparer de vive force.
— J’établis
des bastilles de bois sur la Douve à Beuzeville et à
Pierrepont, décide Jean de Vienne. Et l’Anglais
Catterton, finira par tomber à ma merci.
Il
dit cela en août 1374. Il lui faudra près de 12 mois, 4
canons de fer, 24 tubes de cuivre et 10 000 combattants pour réduire
la forteresse qui avait vu naître Godefroy d’Harcourt. Et
encore les Français, plus qu’à leur bravoure,
doivent la victoire à la caution de deux évêques,
messeigneurs de Bayeux et de Coutances, et surtout à un
« pourboire »
de 60 000 écus (le texte dit francs) offert à l’obstiné
Catterton pour qu’il veuille bien déguerpir de
Saint-Sauveur !
Le
Cotentin réduit à la merci de son souverain, Jean de
Vienne va enfin pouvoir s’intéresser à ses
bateaux. Nefs et galères attendent leur Amiral.
À
l’assaut des nids de pirates de la Manche

Désormais
le duel s’engage entre Jean de Vienne et son homologue, le
« Lord
gardien »
des « Cinque
Ports »
britanniques.
— Étranges
Anglais en vérité, fait remarquer le nouvel Amiral à
ses lieutenants. Ils disent les « Cinq ports »
et cette confédération, dotée de privilèges
par le roi d’Angleterre, comprend en réalité 7
villes maritimes : Douvres, Hastings, Sandwich, Hythe, Romney, Rye et
Winchelsea…
La
situation est grave. Edouard III tient la Guyenne et le Boulonnais ;
Normandie et Bretagne se trouvent prises « en
tenaille ».
Et Charles V ne contrôle ni Brest ni Cherbourg. Seule ouverture
de Rouen et de Paris sur la Manche : l’estuaire de la Seine,
avec les deux ports de la rive droite et de la rive gauche: Harfleur
et Honfleur.
— Point n’est
question pour nous de débarquer en Angleterre, annonce Jean de
Vienne. Ni même de capturer les convois vers Bordeaux et
Calais. Mais il nous reste une manière fort divertissante de
mener la guerre sur mer. C’est de ravager les ports ennemis !
L’Amiral
de France vient de donner ses lettres de noblesse à la
tactique qui sera un jour celle des commandos !
Déjà,
en cette année 1375, sa puissance est redoutable. Il lève,
organise et commande les escadres et choisit tous leurs officiers. De
lui dépendent aussi les commissions en course, la police des
côtes et de la navigation, le guet le long des rivages. C’est
lui qui délivre les congés d’armement aux
pêcheurs et aux marchands. Ses juges d’Amirauté
siègent dans la grande salle du palais de Saint-Louis, autour
de la fameuse Table de Marbre et ont à connaître de
toutes les affaires de la mer.
Jean
de Vienne n’a même pas 35 ans et il est devenu un des
premiers hommes du royaume. Et un des plus riches. 2 000 livres
annuelles de traitement. Plus le dixième des prises, les deux
tiers des épaves, la moitié des amendes, le vingtième
des marchandises, sans compter la vente des sauf-conduits aux navires
étrangers et différentes primes… Il est loin le
temps où il n’était qu’un pauvre chevalier
ruiné par sa croisade byzantine. L’Amiral savoure sa
richesse et sa puissance.
D’abord
soumettre les hommes. Il n’a jamais beaucoup aimé les
Normands et remplace Richard de Brumare, « chargé
de la garde du Clos des Galées et des armures et artilleries
pour le compte de l’armée de mer« ,
par Etienne de Brandiz. Dans la rivalité du Levant contre le
Ponant, les Méridionaux voient la promotion d’un des
leurs(1).
Joie de courte durée. À l’usage, le nouveau
maître du Clos des Galées se révèle si
incapable et si corrompu qu’il faut le remplacer par Aubertin
Staucon.
Cette
fois, le roi de France va enfin posséder une flotte : 35
hourques, 16 barges, 7 vaisseaux de haut bord, 4 plus petits, 10
bateaux flambarts et plusieurs nefs dont les chroniques ne font point
le décompte. Et les marins français ont des alliés
: 8 galères de Castille et 5 de Portugal rallient l’estuaire
de la Seine. Aux ordres de Jean de Vienne, seigneur de Roulans et
maître de la Manche.
L’Angleterre
pleure : le roi Edouard III est mort. L’Angleterre tremble : sa
flotte ne comprend plus qu’une barge, quatre nefs et une
galère. L’Angleterre brûle : les raids se
multiplient sur ses côtes méridionales.
Le
29 juin 1377, c’est l’attaque. Du large, les arbalétriers
font pleuvoir l’averse mortelle de leurs flèches. Puis
les barges d’assaut laissent tomber leurs huisseries et, dans
un jaillissement d’écume, cinq cents cavaliers
s’élancent sur le rivage d’Albion. Quatre mille
piétons les escortent. Les « raiders »
français se précipitent sur Rye. La ville est prise
dans la foulée. Il n’en coûte que huit morts aux
assaillants. Dans les cris des égorgés et les flammes
des incendies, Normands et Picards se vengent. Jean de Vienne donne
rapidement le signal de la retraite.
— Aux bateaux !
Jamais Anglais n’oublieront ce que nous avons fait de ce nid de
pirates : un tas de cendres.
L’Amiral
donne un ordre, sa face maigre illuminée par un sourire cruel
:
— Emmenez les
cloches de la ville. Elles sonneront désormais en l’honneur
du roi de France.
Et
Lewes brûlera comme a brûlé Rye. Et Folkestone,
Darthmouth et Plymouth ! Le roi Charles V dira des exploits de son
Amiral :
— Oncques Français
n’avaient fait dommage en Angleterre qui fut de souvenance
telle.
Charles
« le
Mauvais » offre
Cherbourg à ses alliés anglais
Jean
de Vienne débarque en France le 8 août, pousse jusqu’à
Paris pour se faire complimenter par son roi et reprend la mer dès
le 21 août.
— Cap sur l’île
de Wight !
La
flotte française bénéficie d’une bonne
brise. Il fait un temps splendide. Les voiles carrées se
gonflent comme des outres prêtes à éclater. Les
pales des avirons frappent l’eau en cadence : jamais nefs et
galères n’ont porté si haut le « beaucent »
fleurdelysé d’un tel chef. Prudents, les insulaires
préfèrent acheter — 1 000 marcs d’or —
l’amitié des envahisseurs. Alors, c’est
Southamption qui brûle. Et ensuite Portsmouth. La fumée
noire des incendies porte le deuil de l’orgueil anglais. Jamais
souverain n’eut plus grandioses cierges funèbres
qu’Edouard III, dont toutes les grandes villes maritimes
flambent comme des torches en cet été 1377. Car Jean de
Vienne incendie encore Pool, Winchelsea, Hastings ! Pourtant, le
courage anglais demeure. De part et d’autre de la Manche,
Douvres et Calais restent inexpugnables, fidèles à la
bannière aux trois léopards du souverain disparu. En
Guyenne, Bordeaux tient encore. Et, en Bretagne, Brest reste
bretonne. Les hermines ne le cèdent pas aux lys.
En
Normandie, Charles de Navarre, que ses ennemis appellent Charles le
Mauvais, continue à mener son jeu personnel. Tantôt il
prend le parti des Français et tantôt il choisit le camp
des Anglais. Non par haine — il ne hait que les Castillans —
mais par ruse. Navarre espère toujours jouer le rôle
d’arbitre entre Richard II et Charles V. En attendant, il
pratique une politique de marchandage et cède aux Britanniques
Pont-Audemer, en échange de Bayonne. C’en est trop pour
les Français :
— Les navires du duc
de Lancastre et du comte de Salisbury viennent impunément
croiser au large de l’estuaire de la Seine, fait remarquer Jean
de Vienne. Nos places fortes d’Harfleur et de Honfleur sont
menacées sur leurs arrières par cette nouvelle enclave
anglaise, solidement postée sur la rivière de la Risle.
L’Amiral
de France intervient aussitôt. Il entraîne avec lui 50
chevaliers et 200 arbalétriers. C’en est assez pour
prendre la ville. Mais le château résiste. Il faut le
renfort des canonniers et des mineurs. Et encore deux cents hommes
d’armes pour donner l’ultime assaut. Le 1er
juin 1378, Jean de Vienne se rend maître de la place. Mais il
faudra encore quinze jours pour venir à bout du donjon, où
le gouverneur, Martin Sens Durette, s’est réfugié
avec quelques irréductibles. La perte de Pont-Audemer est un
échec grave pour les Anglais. Mais Charles le Mauvais a de
quoi les consoler. Le roi de Navarre offre à ses alliés
le plus inexpugnable bastion maritime de la Normandie : Cherbourg.
Le
comte Richard d’Arundel ordonne à 600 hommes d’armes
britanniques d’y tenir garnison. Le Navarrais leur a loué
la ville pour trois ans. Mais les léopards sont bien résolus
à ne plus lâcher la place forte du Cotentin, qu’ils
tiennent désormais sous leurs griffes. La possession de
Cherbourg les venge des ports incendiés du Kent au comté
de Cornouailles, au cours des raids de l’an passé. Après
avoir ravitaillé leur nouvelle possession, les navires anglais
quittent Cherbourg. L’escadre doit regagner l’Angleterre.
Soudain, un homme lui barre la route : Jean de Vienne.
Duel
sur les flots entre Richard d’Arundel et Jean de Vienne
L’Amiral
de France commande 25 navires et il a rendez-vous, au large du
Cotentin, avec un renfort espagnol. Orgueilleux de sa victoire de
Pont-Audemer, Jean de Vienne veut la parachever sur les flots.
Détruire la flotte ennemie lui semble aussi important que
réduire cette enclave étrangère, enfoncée
comme une épine en plein pays d’Auge.
En
face de lui, Richard d’Arundel ne peut aligner que 14 grosses
barges. Le temps est magnifique. L’escadre britannique marche
bon train vers l’île de Wight et ses repaires du Spithead
et du Soient. Les chevaliers « godons »
rêvent déjà aux douces amies qui les attendent au
port. Cette croisière sans bataille ressemble à une
promenade. Au lent balancement de la houle, les cordages gémissent,
monotones. Un ménestrel accorde son instrument. Ses cordes
vibrent avec des plaintes aiguës d’oiseau marin.
La
vigie qui veille en haut du mât, sur la nef capitane rompt
brusquement tant de douce quiétude.
— Sails ! Sails !
Des
voiles! Elles ne peuvent être qu’ennemies. Richard
d’Arundel jure contre cette mauvaise fortune. Mais ses Goddam !
ne servent à rien. Il lui faut s’échapper. Et
s’il ne peut s’échapper, alors il lui faut se
battre, sans espoir de vaincre. La chronique du temps a conservé
ses paroles :
— Beaux sires, voici
l’Amiral de France qui vient à nous en grande compagnie.
Plus n’est temps de lever bannières pour appeler en
notre conseil les maîtres des nefs.
Le
chef de l’escadre anglaise ne se fait aucune illusion. Il sait
que son adversaire possède une supériorité
écrasante :
— S’il plaît
à Dieu que nous dussions combattre, déconfits
serons-nous, sans miséricorde !
Les
matelots bordent les écoutes. Seul, désormais, le vent
peut encore sauver les Anglais. Les lourdes barges augmentent un peu
de vitesse et leurs étraves cognent dur dans la houle, faisant
jaillir des paquets d’écume. Les gentilshommes accoudés
aux pavois de la lisse estiment la distance. Avec un grand flegme,
comme si leur vie ne dépendait pas du résultat de cette
« régate »,
ils discutent calmement :
— Ces maudits
Français gagnent sur nous.
— Très
lentement, mylord.
— Certes. Mais ils
gagnent. Il va falloir nous préparer à les combattre à
la hache et à l’épée.
— Nous avons encore
le temps de vider force hanaps. À votre bonne santé,
mylord.
— À votre
santé à tous. Et que saint Georges nous protège
!
Du
haut du château de son navire amiral, Jean de Vienne observe
l’escadre ennemie, dont il se rapproche irrésistiblement.
Sur le pont de toutes ses nefs, chevaliers et arbalétriers se
préparent au combat. Les armures étincellent au soleil
de ce beau jour d’été. Sur les étamines
d’écarlate, le lion héraldique du sire de Roulans
étincelle de tous ses fils d’or. Parfois, un paquet de
mer vient gifler les visages des guerriers, impavides sous le heaume
encore relevé de leurs casques.
— Bientôt,
nous serons à portée de flèche, remarque
l’Amiral, certain de sa victoire.
Soudain,
il fronce les sourcils et s’étonne :
— Mais quel est ce
mouvement ?
Le
petite escadre anglaise vient de se séparer en deux. Son chef
a décidé de sacrifier une partie des siens pour
protéger sa retraite. Tandis que Richard d’Arundel
poursuit sa route vers l’Angleterre, ses capitaines Pierre et
Philippe de Courtenay, seigneurs du Devonshire, vont essayer de
retarder leurs poursuivants.
S’arrêtant
dans leur course, les Anglais ouvrent le tir les premiers. Une volée
de flèches s’abat sur les navires français et
vient en sifflant s’enfoncer dans les pavois de bois. On
emporte les premiers blessés.
— À nous la
riposte ! lance Jean de Vienne.
Derrière
les meurtrières, ses arbalétriers tendent leur arme. Un
ordre bref. Les carreaux français déchirent l’air.
Grêle meurtrière. Mais, déjà, le feu
succède au fer. Les Français, dès la seconde
salve, envoient sur leurs adversaires des traits garnis d’étoupe
enflammée.
Saint
Michel et Saint Georges s’affrontent au large du Cotentin
Déjà,
les premiers incendies s’allument à bord des nefs
héroïques des sacrifiés. Les voiles multicolores
s’enflamment d’un seul coup, comme des torches
brusquement allumées sur la mer.
Mais
Jean de Vienne sait qu’il faudra maintenant en venir au corps à
corps. Sur le pont, ses matelots s’affairent, les poings
crochés aux grosses manœuvres de chanvre. Le timonier
pousse de toutes ses forces sur la barre. La nef répond bien,
pointant son court beaupré sur la flotte ennemie qui grossit
de plus en plus vite. On distingue les hommes d’armes entassés
sur le pont. Maintenant, de part et d’autre, on a baissé
les heaumes et tiré les longues épées dont le
fer lance des éclairs. Un cri soudain jaillit des poitrines :
— Notre-Dame !
Montjoie !
Comme
un puissant écho ennemi, roule sur la mer le sombre grondement
qui annonce l’orage de sang:
— Saint Georges !
Saint Georges !
Les
Français frémissent. A chaque coup de roulis, les nefs
secouent rudement les hommes engoncés dans leur armure. Il
fait très chaud. La sueur ruisselle sous le fer, plaquant les
justaucorps de cuir à la peau.
— Par saint Michel,
nous vaincrons ! s’écrie
Jean de Vienne.
Et
tous lui répondent, comme un écho strident :
— Saint Michel !
Saint Michel !
Déjà,
les matelots se préparent pour les manœuvres d’abordage.
Ils grouillent sur le pont, bousculant les hommes en armure,
brandissant d’étranges engins de prise : des serpes au
bout de longues hampes, des crochets, des haches, des pics, des
grappins qu’ils font tournoyer au bout de plusieurs pieds de
cordage. Dès qu’ils seront à bonne distance, ils
saisiront l’ennemi de leurs crocs et ne le lâcheront
plus. Aux chevaliers d’accomplir le reste de la besogne…
Les
arbalétriers ont grimpé dans des sortes de paniers
hissés à mi-mât, les batelets, d’où
ils dominent le pont de leurs adversaires. Et du château-arrière
des hommes d’armes vont lancer sur l’ennemi des pierres,
des boulets, des javelots.
Le
timonier, suivant les ordres de l’Amiral, a réussi une
belle manœuvre. Dans un grand fracas de bois brisé et
aux cris de guerre de tout l’équipage, la nef qui porte
Jean de Vienne vient d’aborder à vive allure le flanc
frégate de la barge de Pierre de Courtenay, comte de
Devonshire, décidé au sacrifice pour permettre la fuite
du Lord Richard d’Arundel. Des cris furieux, des sons de
trompe, des ferraillements succèdent au choc de l’abordage.
Une épaisse poussière s’élève. Les
assaillants aveuglent l’ennemi avec des pots de terre remplis
de chaux vive qu’ils déversent du haut des gaillards et
des nids de pie.
La
nef française reste fichée comme un gigantesque bélier
dans la barge anglaise. C’est l’assaut ! Jean de Vienne a
lancé ses hommes d’armes qui bondissent sur le pont
couvert d’ennemis et s’ouvrent une route sanglante à
coups de hache et d’épée. Pierre de Courtenay
essaie de rameuter ses chevaliers.
— Par saint Georges,
mylords !
Mais
Jean de Vienne, dressé à l’entrée de sa
chambre de parade, superbe en son armure de guerre que recouvre le
velours de sa cotte écarlate au lion d’or, encourage
aussi ses gens :
— Par saint Michel,
messires !
Le
Cavalier le cède à l’Archange. Les Anglais
reculent lentement sous les coups des Français qui enjambent
les cadavres baignant dans leur sang. Les épées se
heurtent, tintent, flamboient. Les fers mordent les chairs, fendent
les écus, fracassent les heaumes. Se glissant comme des démons
rampants entre les jambes des chevaliers, leurs valets, le couteau à
la main, achèvent les blessés.
— Pas celui-là
! hurle Jean de Vienne. Il
est à moi.
Et,
la rage au cœur, le brave Pierre de Courtenay doit faire sa
soumission à son adversaire victorieux.
« Bonne
nouvelle aux Bretons et malédiction rouge aux Français »
L’Amiral
de France est vainqueur. Totalement. Les 8 galères
castillanes, venues renforcer ses 25 nefs royales, arrivent après
la bataille. De toute l’arrière-garde anglaise
sacrifiée, il ne reste qu’un seul navire qui ne soit pas
entre les mains des Français et des Espagnols. C’est
celui qui porte Philippe de Courtenay. Aussi brave que son frère
et fin marin comme lui, il a réussi à se glisser entre
les vainqueurs et à prendre le large. Il a hissé toute
sa toile pour échapper au piège mortel et s’efforce
de rattraper son chef, Richard d’Arundel. Un de ses hommes le
voit vaciller.
— Mylord,
seriez-vous « navré » ?
Oui,
Philippe est blessé. Sérieusement. Mais il reste à
son poste et dirige son navire. Il sait qu’il va, dans quelques
heures revoir son Devonshire. Il est vaincu. Mais vivant.
Sur
la nef amirale de France, son frère gît dans la cale,
chargé de chaînes. Le sacrifice des Courtenay a permis
de sauver le gros de l’escadre anglaise. Mais tant de
chevaliers anglais ont perdu la vie dans l’aventure ! Alourdis
par leurs armures, ils reposent sous les flots gris de la Manche dont
les vagues se sont, un instant, teintées d’un sang
vermeil, aussitôt emporté par de sombres remous.
Richard
d’Arundel a réussi à échapper à
Jean de Vienne. Mais l’Amiral comtois est désormais
maître absolu de la mer. Il bloque Cherbourg. Pendant quatre
mois, terrées dans leur refuge de l’île de Wight,
les nefs anglaises n’oseront pas s’aventurer à
nouveau sur les flots pour ravitailler leur possession du Cotentin.
Cherbourg est aux Anglais. Mais la mer est aux Français. En
cette année 1378, l’écume des vagues, irisée
par les rayons du soleil, a pris la couleur des Lys(2).
Pourtant,
dès l’année suivante, un autre danger s’annonce.
Charles le Mauvais, roi de Navarre, disparu de la scène
politique, un autre redoutable prétendant menace la paix du
Royaume de France : Jean de Montfort, duc de Bretagne. Comme le
monarque ibère, le souverain celte va jouer de l’alliance
anglaise. Il n’a d’ailleurs pas le choix, puisque son
pays de Bretagne, pour garder son indépendance, doit s’allier
avec l’un ou l’autre de ses puissants voisins. Alors
autant choisir le royaume insulaire, plus lointain et plus enclin à
respecter les privilèges et droits nationaux de la « petite »
Bretagne.
Certains
seigneurs, comme Du Guesclin et Clisson, ont trahi le Duché
pour se rallier au Royaume. Mais qu’importe au duc Jean, exilé
depuis une douzaine d’années et qui croit son heure
venue. Soutenu par les Anglais et les Flamands, accueilli par le
vicomte de Rohan, acclamé par son peuple fidèle aux
bannières gwenn
ha du,
où passent les hermines, le duc Jean IV de Montfort débarque
à Dinard le 13 août 1379. Le voici de retour dans son
pays.
Voici le cygne de Montfort
Qui fait blanchir la mer
au port
C’est le duc Jean au
casque d’or !
Les
bardes errants des campagnes prêchent la guerre contre tout ce
qui n’est pas breton. De l’Armor à l’Argoat,
les révoltés chantent le refrain de la liberté
:
Din din daon ! d’an
emgann, d’an emgann, o !
Din din daon ! d’an
emgann ez an !
Guidés
par des chevaliers misérables, les paysans s’arment de
gourdins et de faux. Ils veulent chasser de leurs terres ceux qui ne
parlent par leur langue et ne partagent pas leur rêve.
Neventi vat da’r
Vretoned
Ha mallozh ruz da’r
C’Hallaoued !
« Bonne
nouvelle aux Bretons et malédiction rouge aux Français
! » Le
duc Jean est de retour, mais il trouve en face de lui de redoutables
adversaires. Le Connétable, d’abord. Et puis l’Amiral
de France. Une fois encore Du Guesclin et Jean de Vienne se trouvent
côte à côte pour faire face. Mais, très
vite, le Comtois quitte les halliers de Bretagne. Il est nommé
capitaine du roi de France en Normandie occidentale, avec résidence
à Carentan, à la charnière du Cotentin et du
Bessin. On ne peut être mieux placé pour faire face à
un débarquement ennemi.
La
France victime des intrigues des régents du royaume
Établi en Normandie,
Jean de Vienne peut tout à loisir surveiller ses chantiers du
Clos des Galées de Rouen et presser la construction des nefs.
Il ne cache guère sa hâte de reprendre la mer. Pourtant,
il passera toute cette année 1379 à terre, ruminant ses
hantises de raids, de poursuites et d’abordages.
Funeste
nouvelle pour la Couronne de France : messire Bertrand Du Guesclin
est mort au mois de juillet 1380. Mais il se trouve un autre
aventurier breton rallié à la France pour relever son
gantelet de fer : Clisson. Il renouvellera le geste du Dogue de
Brocéliande et partira ravager les îles de Guernesey et
de Jersey. Avec lui, navigue et combat Jean de Vienne. Ensuite, une
fois encore l’Amiral porte l’incendie dans les ports
anglais. Tragique litanie de villes transformées en brasiers :
Winchelsea, Portsmouth, Hastings. L’expédition dure
quatre semaines. Après une escale à Harfleur, le
terrible Jean de Vienne reprend la mer. Cette fois, son objectif est
à la mesure de sa fureur : l’estuaire de la Tamise. Les
incendies — innombrables — se voient jusqu’à
Londres. Les Français détruisent au mouillage plus de
60 nefs. Le vaillant Comtois et son complice castillan Sanchez de
Tovar ont marqué Albion au fer rouge. Et l’Amiral de
France n’a pas encore 40 ans !
Le
roi de France Charles V a triomphé de tous ses ennemis. Mais
il ne peut l’emporter dans son dernier tournoi. La mort reste
toujours la grande victorieuse, des rois comme des manants. Son fils
Charles VI n’a qu’une douzaine d’années. Une
époque trouble commence, dominée par les rivalités
des oncles du jeune roi, régents du royaume : Bourbon, Anjou,
Berry et Bourgogne. Triste carrousel d’ambitions et
d’intrigues.
Jean
de Vienne fait partie du conseil de régence. Il se partage
désormais entre les réunions et ses terres de
Normandie, où il pourchasse les bandes anglaises, infiltrées
depuis la Bretagne. Pendant ce temps, la superbe flotte, orgueil du
feu roi se désagrège. Inutiles, les coques pourrissent
sur les vasières. Les bourgeois qui comptent les écus à
Paris trouvent qu’il en coûte bien trop cher de
construire et même d’entretenir nefs et galères.
Et on ne dépense pas de l’argent pour le risquer ensuite
à la fortune des flots ! Politique mesquine et tenace qui ne
cessera, tout au long des siècles, de saper tout grand dessein
maritime national. L’Amiral de France se trouve seul comme il
ne l’a jamais été. Au bord de la tristesse et
même du désespoir.
Il
se consolera en s’en allant batailler dans les plaines de
Flandre, où les communiers gantois révoltés à
l’appel de Philippe van Artevelde veulent chasser les princes
et leurs alliés français. La révolte est écrasée
à Rosebecque. Jean de Vienne ne fait pas plus merci aux
Flamands qu’aux Bretons. Tout ce qui ose défier les Lys
de France n’est pour lui qu’insolente valetaille. Puis
c’est vers Rouen qu’il chevauche, vers cette capitale où
les Normands, à leur tour, grognent après leurs
libertés perdues. L’Amiral de France retourne peu après
vers les plats pays au bord de la mer. Il a décidé
d’enlever Gravelines aux Anglais. De là, il pourra, à
nouveau, contrôler la Manche.
Et
puis soudain, c’est le grand projet, le rêve fou, celui
qu’il annonce aux conseillers, stupéfaits soudain par
tant d’audace :
— Messires, nous
allons vaincre les Godons chez eux. Non plus par des raids. Mais par
le vrai débarquement de nos troupes qui s’en iront
« conquester » leur pays.
Murmure
d’incrédulité plus encore que d’admiration.
— Le plan est
simple, assure Jean de Vienne. Je débarque avec une armée
à Leith, près d’Edimbourg. Nous marcherons alors
sur Londres avec nos alliés écossais. Et, au même
moment, Clisson sera mis à terre dans l’embouchure de la
Tamise. Nous nous retrouverons à Westminster.
Rapidement,
une flotte se rassemble à l’Écluse. Sur
l’estuaire du Zwyn. On compte 200 bâtiments, prêts
à cingler vers l’Ecosse et l’Angleterre. Ils sont
armés par des équipages boulonnais, picards, normands,
basques, venus des ports du Ponant. Des renforts provençaux et
génois sont promis par les villes du Levant. On compte 1 200
gentilhommes et des milliers de valets d’armes.
En
mai 1385, l’Amiral de France s’embarque sur sa nef
capitane. Au premier vent favorable, Vienne prendra le large. Clisson
suivra peu après. Et Albion ne survivra pas à ce double
assaut.
2.000
navires pour débarquer sur le sol anglais
Le
mauvais temps survient, bloquant la flotte française. Pendant
trois semaines Jean de Vienne va ronger son frein, tandis que
croisent au large, comme pour le narguer, des navires anglais. Enfin,
le 20 mai, c’est l’appareillage. Douze jours plus tard,
Edimbourg est en vue.
Dès
le débarquement, l’expédition s’annonce
mal. Notre allié, le roi Robert, déçoit les
chevaliers français. Jean de Vienne calme les esprits :
— Beaux sires,
souffrir nous faut, et attendre, et nous tenir en bel arroi, puisque
nous avons mis nos corps en ce danger.
Enfin
c’est la marche vers le sud. Écossais et Français
font refluer les troupes de Richard II. Mais le souverain riposte et
marche à son tour sur Edimbourg. Incendies, pillages, viols.
Au mois d’août, Jean de Vienne parvient à couper
les Anglais de leurs bases et ravage le Northumberland, le
Cumberland, le Westmoreland et le Staffordshire. Visions d’horreur.
Toute la lande brûle. Avec les récoltes, les bêtes
et les gens. Les Écossais trouvent leurs alliés
encombrants et les invitent à reprendre la mer. Le grand
projet tourne court. Quant à l’armée qui devait
embouquer l’estuaire de la Tamise, elle n’a jamais quitté
l’Écluse ! Le Connétable a manqué à
l’Amiral.
Pourtant
Jean de Vienne ne se décourage pas. Sitôt de retour, il
médite une seconde expédition. Ses agents partent à
la recherche de nefs et de barges dans tous les ports d’Europe,
de Hambourg à Séville. Se rassemblent 80 000 hommes, 10
000 chevaux et près de 2 000 navires.
Le
jeune roi s’enthousiasme et se voit déjà grand
marin. Mais, une fois encore, ses oncles, les régents du
royaume, intriguent et se disputent. On perd du temps. La mauvaise
saison est déjà là. Une tempête aura
raison de la première et unique tentative d’appareillage.
Jean
de Vienne n’a plus d’illusions. Il sait qu’il va
revenir à la vieille tactique des raids. La France a laissé
échapper la maîtrise de la mer. Elle ne la retrouvera
plus avant trois siècles.
Privé
d’emploi dans un pays dont la marine s’en va à
vau-l’eau, Jean de Vienne, d’Amiral va devenir diplomate.
Auprès du duc de Bretagne, auprès du roi de Castille,
auprès du duc de Bourgogne, le sire de Roulans défend
toujours la même cause, celle du roi de France. Celui-ci
approche de sa vingtième année et semble enfin décidé
à secouer la tutelle de ses oncles. Jean de Vienne sera de ses
conseillers les plus écoutés et les plus lucides.
Mais
que peut-il contre la folie qui menace le roi, que peut-il contre cet
accès de fureur qui terrasse le jeune souverain alors qu’il
chevauche contre la Bretagne, que peut-il contre ce nouveau malheur
qui s’abat sur le royaume de France par cet été
orageux de 1392 où le soleil brûle la raison du fils de
Charles le Sage ?
Jean
de Vienne veut quitter la cour et ses intrigues, après avoir
accepté une dernière mission: négocier une trêve
avec l’Angleterre. Pour la première fois de sa vie, il
débarque sur le sol d’Albion, l’épée
au fourreau…
Sa
vie d’aventures semble finie.
Comme
un rocher solitaire battu par le flot des infidèles
Mais
le destin veille, impavide. Il n’est pas dit que le premier
grand Amiral de France doive mourir dans son lit. Le sultan Bayezid
Ildérim, la Foudre, menace la Hongrie. Le roi Sigismond
appelle à l’aide contre les Turcs et leurs redoutables
janissaires. Une croisade, où dominent les volontaires
bourguignons, s’organise en 1396. Jean de Vienne vient d’avoir
55 ans. Il veut y participer avec ceux du Duché et de sa
Comté.
— Malgré
votre âge ! lui fait observer Philippe le Hardi.
— Si je ne suis plus
bon à donner des coups d’épée, encore
suis-je capable de donner des conseils à messire votre fils le
comte de Nevers.
C’est
par terre que l’Amiral de France s’en ira pour sa
dernière expédition. Il chevauche depuis la Bourgogne à
travers sa Franche-Comté natale, traverse la Bavière,
gagne l’Autriche, découvre la Hongrie. Cette fois le
sire de Roulans va à la bataille aux côtés de ses
anciens ennemis. Plusieurs chevaliers anglais l’accompagnent et
savourent l’âpre honneur de servir sous les ordres de
celui qui a naguère ravagé leurs côtes. Des
chevaliers allemands et polonais se sont joints à eux. Sous le
soleil de l’été, 80 000 croisés
occidentaux s’avancent le long du Danube. Voici enfin les
Portes de Fer. Bayezid (dont on fera Bajazet) défie Sigismond.
Les alliés campent devant Nicopolis. Le croissant ottoman
flotte sur les remparts de l’ancienne cité bulgare.
Encore un siège. Jean de Vienne est fatigué. Il se sent
très las. Il sait maintenant qu’il n’arrivera
jamais à Byzance.
Le
25 (ou 28) septembre 1396, à l’aube, les Turcs
attaquent. Ils sont plus de 100 000.
— Aux armes,
messires ! crie Nevers.
Jean
de Vienne a déjà revêtu son armure. Ce sera son
suaire. Dans quelques heures, il va tomber dans une furieuse mêlée.
On verra ce chevalier vite solitaire entouré par plus de 100
fantassins musulmans. Il ressemble à quelque rocher battu par
les flots. Les vagues s’amassent, éclatent,
rejaillissent. Le vent hurle. Inexorables, les infidèles
repartent à l’assaut. Au cœur du tourbillon, Jean
de Vienne disparaît peu à peu. Bientôt, la mer
humaine a recouvert de son flot tout le champ de bataille.
À
son dernier poste de combat, l’Amiral de France a sombré.
Corps et biens.
Jean
MABIRE
Nicopolis,
1396.
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NOTES
:
(1)
Étienne de Moustier est alors vice-amiral du Ponant et Jean du
Colombier vice-amiral du Levant.
(2)
Les Français vont garder, pour la première fois, la
maîtrise absolue de la Manche pendant deux ans, jusqu’en
1380. Ils ne la retrouveront que pour quelques mois, en 1690. En cinq
siècles de rivalité franco-anglaise, c’est bien
peu ! Jean de Vienne, comme plus tard Anne-Hilarion de Tourville,
n’en a que plus de gloire.
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