Du déracinement au besoin de décentralisation . Texte de Maurras


Caractère et Valeur de quelques objections


On pourrait calculer en mathématicien, par la simple analyse, à quelles catégories de personnes doivent déplaire les thèses e les thèses provincialistes et nationalistes exposées dans Les Déracinés ou ailleurs. Il suffit de se demander à qui profite l'émiettement de la nation en individus et la toute-puissance de l'Etat centralisateur. Dans une nation désorganisée comme la nôtre, toute minorité que des circonstances ou des habitudes particulières tiennent unie y devient facilement prépondérante ; car elle rencontre pour adversaires non des unités politiques comme elle-même, mais des personnes isolées qu'elle vainc une à une. Les antisémites expliquent ainsi l'influence de la société israélite parmi nous. Il est remarquable que tant d'israélites se prononcent avec force contre l'esprit des Déracinés. Dans la même nation désorganisée, l'Etat seul a un privilège analogue aux corporations du passé. Si notre institution politique était stable, le privilège des fonctionnaires de l'Etat serait exorbitant : il ne l'est point, par suite des menaces qui pèsent sur eux, de la nécessité de l'avancement qui les fait dociles non seulement envers leurs chefs, mais encore envers quiconque les peut servir ou desservir, c'est-à-dire envers la nation presque tout entière. Si l'on excepte les officiers, qui ne vivent point de la vie commune, il est aisé de voir que tous les fonctionnaires, même les juges et les prêtres, ont été réduits à ce degré d'agents administratifs, c'est-à-dire de serviteurs universels. Ils souffrent donc comme les autres du commun droit individualiste. Un seul groupe de fonctionnaires doit être excepté de la règle, car il a été systématiquement affranchi et forme dans l'Etat un Etat solide et puissant, de plus en plus soustrait à tous les arbitraires, ayant ses tribunaux, sa discipline et son autonomie : c'est le corps enseignant. Les membres de ce corps, étroitement liés, tirent de là leur influence sur tous les Français désunis. Influence sans contrepoids, puisqu'il n'y a point d'autre corporation légale. Dans un pays où tout le monde est « déraciné », il leur pousse, à eux, des racines, et vivaces déjà. Je trouve significatif que ces messieurs (excepté assurément deux ou trois esprits libres 15 ) aient reçu Les Déracinés en ennemis, et n'aient point même concédé l'intérêt de la thèse ou la beauté de l'uvre. Dans la même nation désorganisée, quels individus sont heureux ? Ni la masse, ni l'élite. La première souffre de faiblesse croissante. La seconde éprouve, au contre-coup de cette souffrance, le sentiment de la diminution de la patrie. Mais il se forme entre ces deux classes, surtout dans les grandes villes, une classe intermédiaire, flottante, qui retrouve, à la faveur de la rupture de tous les cadres, la liberté et les murs de la forêt primitive. « Jeunes bêtes sauvages », l'appelle M. Barrès. Elle comprend un assez grand nombre de vieilles bêtes. Natures originales et vulgaires tout à la fois, aucun nom ne leur convient mieux que celui de « médiocres personnels ». Telle était à la fin du moyen-âge l'espèce des clercs vagabonds, dénoncés comme un grave danger. Tels les abbés du XVIII e siècle, qui firent la Révolution. Les voilà devenus employés de ministère ! Ils se sont découvert une âme, qu'ils cultivent assidûment, sans beaucoup de profit ni pour eux ni pour le public. La vie de Paris est propice à cette culture. On n'y est guère incommodé, ni limité, ni affaibli que par soi-même. L'administration ne s'y montre point tracassière. Avec quelques ressources matérielles, l'isolement n'y est point tragique. A vingt ans on peut s'y laisser dépérir agréablement. C'est dans ce groupe d'âmes anarchiques et anarchistes que se sont révélés beaucoup de nos esthètes. Le déracinement a été l'une des conditions de leur être. Leur hostilité aux Déracinés est aussi remarquable que celle des juifs et des universitaires. Consultez, dans la Revue blanche, M. Léon Blum : il appartient à deux, peut-être à trois des classes d'esprits que je viens de noter. Surtout, à M. Barrès qui fut le théoricien du moi et qui est resté un individualiste, je demande ce que deviennent dans sa théorie le moi et l'individu.. La famille, la commune, rien ne fausse et ne diminue l'énergie comme de tels groupements. Ce sont les collectivités les plus dangereuses, parce que nous les aimons et parce qu'elles nous retiennent. Contre le développement libre de l'individu, ce n'est pas la contrainte ou la misère que je redoute le plus, mais les liens de l'affection partagée et du bonheur médiocre. Nous ne refoulons pas un désir devant la contrainte, nous le restreignons ou nous l'annulons en nous-mêmes par crainte de la douleur qu'il peut développer autour de nous. M. Barrès avait dit : Une vie de famille énergique, un milieu communal puissant sont indispensables, même pour former des individus supérieurs. Mais, répond M. Blum, les âmes ordinaires perdent leurs différences caractéristiques sous l'influence de ces milieux absorbants... M. Barrès n'a qu'à répondre à l'objection : Evidemment, et c'est tant mieux pour tout le monde, y compris pour l'intéressé. Consultez M. Doumic dans la Revue des Deux Mondes. Il admet la thèse des Déracinés, mais sous la réserve suivante : Le propre de l'éducation est d'arracher l'homme à son milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. C'est le sens étymologique du mot « élever »... En quoi ce professeur se moque de nous. M. Barrès n'aurait qu'à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déracinement. Pour rêver à la monarchie universelle et pour s'élever jusqu'à la sphère métaphysique de la cité de Dieu, Dante n'en est pas moins l'exact citoyen de Florence ; Sophocle l'Athénien et Sophocle l'universel ne sont pas deux figures contraires qui s'excluent, mais bien le même personnage. Et ainsi de Gthe à Weimar, dans la mesure où il atteignit au génie classique. Napoléon lui-même eut besoin de fortes racines pour nous déraciner. Comme Taine l'a bien montré, il nous coupa de nos traditions ; mais ce puissant travail d'arrachement n'eût jamais abouti si sa propre personne, ses propres énergies n'eussent plongé au fond d'un passé très vivace, pays, famille, clan. C'est ce que M. Barrès a bien indiqué à son tour. Dans leur île, à la fin du dernier siècle, les Bonaparte, mes amis, c'était une famille de petite noblesse, sans moyens d'action, mais tenace et ardente à se maintenir et à augmenter... Pour Napoléon, quand il eut neuf ans, ils obtinrent une bourse à l'école de Brienne, et toute la famille, une foule d'amis solidaires l'accompagnèrent sur le môle avec orgueil, parce qu'il allait devenir un officier. Il connaissait le sentiment de l'honneur. « Ah! se disaient les jeunes Lorrains écoutant Sturel, quand on nous a conduits au lycée, notre père, notre mère étaient seuls, par une triste soirée, et nous ne nous sentions délégués d'aucun clan, mais soumis à des nécessités lointaines, mal définies et qui nous échappaient. Quelqu'un disait que ce Napoléon de M. Barrès, si différent du « petit Caporal », du soldat de fortune, du César égalitaire et plébéien conçu par les libéraux du premier tiers du siècle, est d'allure légitimiste. M. René Doumic, royaliste, je crois, mais professeur, n'y a pas pris garde. Consultons, en troisième lieu, le plus intéressant, le plus vif, le plus raisonnable de nos critiques universitaires, M. Emile Faguet. Lui, ne s'est pas mépris sur le sens de la thèse des Déracinés. Il en adopte même certaines conclusions. Paris dessèche et appauvrit la sève française. « Il faut ressusciter la vie provinciale ». Il faut guérir la « dissociation » de la France. M. Faguet indique qu'il est grand partisan d'une renaissance de l'esprit d'association. « L'Etat », dit-il avec une netteté admirable, « l'Etat n'encadre pas d'assez près l'individu pour le soutenir et pour mettre en jeu toute sa force ». Mais l'association qu'il souhaite, c'est l'association morale, professionnelle ; c'est, dit-il en s'excusant de cette formule, « la fédération des volontés ». Quant à l'association locale, ou « décentralisation », il fait de nombreuses réserves. Il distingue trois ordres de décentralisationbreuses réserves. Il distingue trois ordres de décentralisations : politique, administrative, intellectuelle. Il ne veut pas la première. « L'Europe est un champ de bataille. Chaque nation est un camp. » « La centralisation politique, militaire, financière est une nécessité absolue. » Nous avons créé l'unité, la centralisation en Allemagne et en Italie. Ne soyons pas si sots que de nous relâcher devant deux voisins puissants d'une discipline qui fait encore notre valeur. En quoi M. Faguet a raison partiellement. Il a raison de vouloir que nos forces militaires et les finances nationales demeurent au pouvoir central. Mais aucun fédéraliste, si extrême qu'il soit, ne songe à décentraliser les administrations de la Guerre, de la Marine ou des Affaires étrangères. Tous les fédéralistes laissent ces actions nationales aux organes de la nation. Ils reconnaissent de plus à l'Etat central un pouvoir de contrôle sur tout le reste. Ce qu'ils lui refusent, c'est l'action directe et personnelle dans la gestion des intérêts qui ne sont pas communs à tout le corps de la nation, mais bien particuliers aux municipalités, aux régions. M. Emile Faguet pourrait consentir à admettre une certaine décentralisation, de ce genre qu'il tient à qualifier, je ne sais pourquoi, d'administrative, moyennant deux conditions. La première n'a pas été expliquée dans l'article sur Les Déracinés, mais à un tout autre propos. D'après M. Faguet, peu de services peuvent être décentralisés sans danger. Et sur ce point, il nous renvoie aux discours de M. Thiers lors du projet Raudot, vers 1871, où cet homme d'Etat sut faire entendre que les détails les plus insignifiants de la centralisation administrative ( et jusqu'à la nécessité de faire approuver par les ministres et les préfets la pose de fontaines-bornes dans les moindres villages, oui, parfaitement, jusque-là ! ) touchent aux plus vifs intérêts de la défense nationale. J'ai eu la curiosité de relire moi-même ces éclatantes, es éclatantes, trop éclatantes démonstrations d'un orateur sans doute habile, mais de mauvaise foi. Ces discours m'ont donné une longue hallucination. Ils m'ont fait douter de la réalité de la guerre de 1870 et de la victoire allemande. Car enfin, si les avantages de la centralisation la plus tatillonne sont nombreux, éclatants et décisifs jusqu'à ce degré, comment notre empire centralisé a-t-il été battu par une simple confédération d'Etats souverains dont le lien douanier et le lien militaire faisaient seuls l'unité ? Si M. Thiers et M. Faguet ont raison, si la liaison qu'ils admettent est si rigoureuse entre l'ordre militaire et l'ordre civil, il faut absolument que nous ayons été vainqueurs. Pour ma part, je n'en doutais guère, après avoir lu l'un et l'autre 16. Voici l'autre condition de M. Faguet : « Beaucoup de choses se font à Paris qui pourraient se faire en province mieux et plus vite. Une certaine mesure d'autonomie rendue à cet égard, je ne dirai jamais à la commune, mais au canton, à l'arrondissement, au département, à la région est dans les choses souhaitables. » Jamais à la commune ! Retenez, je vous prie, ce mot significatif, et admirez-le. Ni le département, ni le canton n'ont en France de personnalité physique et historique bien marquée. L'arrondissement et la région ( ou province ) existent, mais le premier est souvent mal dessiné, et nos lois l'organisent tout de travers ; la seconde n'a point d'ex point d'existence légale, et il sera fort délicat d'en marquer les confins, du reste forts réels. Un seul groupe est à la fois naturel, historique et légal ; c'est la commune : c'est la commune que M. Faguet repousse, ou qu'il condamne à une tutelle indéfinie. Rien n'est plus caractéristique. Notez que je vois bien les raisons qu'alléguerait M. Faguet ; mais j'aperçois aussi des causes qui le meuvent peut-être à son insu. Sans doute les communes, étant des personnes complètes, de vraies unités politiques, sont capables d'autant de mal que de bien ; et leur rendre immédiatement et d'un seul coup de pleins pouvoirs sur elles-mêmes serait une grande folie. N'empêche que c'est elles, nos premières réalités politiques ou, si l'on préfère, sociales, que l'on doive développer si l'on croit à la bienfaisance de l'action locale. Mais justement, il ne semble pas que M. Faguet admette cette bienfaisance. Ne sont-ce pas ses qualités de professeur et d'universitaire qui l'en éloignent ? Peut-être encore qu'il se défie des diversités de la France. Peut-être qu'une autonomie administrative conférée aux municipalités étant, celle-là, une autonomie réelle, lui paraît un dangereux acheminement à toutes sortes de divisions nationales. C'est, à mon goût, manquer de confiance en nos siècles d'histoire commune ; c'est, de plus, négliger la considération des intérêts économiques, plus pressants, plus puissants que tout. Imaginez la rmaginez la rive gauche du Rhône séparée du reste de la France par une ligne douanière ! Que deviendrait le littoral ? Où les paysans de la côte pourraient-ils exporter leur huile ? Où les jardiniers du bord du fleuve expédieraient-ils leurs primeurs ? Les craintifs ont beau dire : notre pays est très bien fait et, très divers, il est plus « un » qu'on ne le pense. Mais, puisqu'il sent de telles sollicitudes patriotiques, M. Emile Faguet serait sage de remarquer à quel point cet esprit local qu'il dédaigne est nécessaire à la prospérité de toute la nation. Faute de cet esprit, la nation languit elle-même. M. Barrès en a donné de grands exemples dans les différents passages de son livre qui signale des infiltrations germaniques dans l'Est. De ce côté « la résistance faiblit, nous dit-il, la race germaine se substitue à l'autochtone dans tout l'est de la France ». « A toutes les époques la France fut une route, un chemin pour le Nord émigrant vers le Sud ; elle ramassait ces étrangers pour s'en fortifier. Aujourd'hui ces vagabonds nous transforment à leur ressemblance. » De fortes communes lorraines seraient d'excellents instruments de gallicisation. Mais M. Faguet n'en veut pas. Tout ce qu'il nous concède, c'est la décentralisation intellectuelle. Là, aucune réserve. « La vie intellectuelle provinciale doit être ranimée par tous les moyens possibles. » Hé ! quels moyens ? Il n'y en a qu'une sorte : obliger tous les c tous les citoyens à s'occuper des finances et du reste de la politique locales, cesser de les en décharger sur un fonctionnaire. De ces humbles travaux ils passeront, s'ils en sont capables ou quand ils en auront senti le désir, à des soins intellectuels. Procéder autrement, c'est fonder en province des succursales de Paris ; c'est poser des miroirs, non point allumer des foyers. Votre décentralisation intellectuelle, même universitaire, n'est qu'un mot si elle n'émane de la vie morale et politique du milieu où vous la produisez. Objecterait-on le mouvement Provençal, né justement en pleine centralisation ? Mais on oublierait en ce cas que, jusqu'à la Révolution, la Provence avait été un pays d'Etat fort autonome : Mistral et Roumanille sont nés moins de cinquante ans après la disparition de l'autonomie provençale et leurs propres pères avaient pratiqué et goûté ce régime. Leur réaction est donc sortie d'un souvenir vivace et des vestiges encore frais de libertés connues de la génération précédente. Ils avaient dans le sang leur passion particulariste. La décentralisation intellectuelle, on ne saurait trop le dire, n'est pas un commencement, mais un aboutissement ; c'est une fin, non une cause, une fleur, non une racine. Elle naît, on ne la décrète pas dans un bureau de ministère.. Mais on peut, à la vérité, en obtenir quelques semblants. On peut appeler phénomènes de « décentralisation intellectuelle » de simple» de simples faits d'association morale et professionnelle établis en province, mais nullement provinciaux. Je les crois bons et excellents, par exemple sous la forme universitaire qui a déjà donné des résultats de premier ordre. Toutefois, je n'ai pas dans les faits de ce genre la confiance sans réserve de M. Emile Faguet, et je voudrais lui faire partager mes naissantes appréhensions. Il est patriote. Il craint que la commune n'attente à la patrie. Il craint que la décentralisation politique ne sème l'indiscipline dans notre Etat français, lequel doit être, à l'exemple des Etats voisins, une espèce de camp. Eh bien ! qu'il sente quelque crainte : car toute seule, sans le correctif de l'association locale, sa chère association professionnelle et morale perce, découvre, démantèle notre frontière. Toute notre frontière. Comment ce critique si réfléchi n'a-t-il pas observé que, de sa nature, le lien moral et professionnel est cosmopolite ? La communauté religieuse est cosmopolite : voyez le catholicisme, si souvent accusé de ruiner le patriotisme ; voyez les protestants français et anglais dans nos colonies. La communauté financière est cosmopolite ; je n'ai pas besoin de dire comment. La communauté scientifique est cosmopolite, malgré la diversité des langues, dont elle cherche d'ailleurs à venir à bout. La communauté strictement professionnelle est cosmopolite : faut-il montrer du doigt l'Internationale ouvrière ! ouvrière ! L'ingéniosité du fédéralisme, chez M. de la Tour du Pin ou chez M. Barrès, consiste à unir les deux ordres de groupements, le territorial et le moral, dans une forte et complexe organisation communale, provinciale, nationale. Mais je doute que M. Faguet, lettré et professeur, l'ait conçu bien distinctement. Il se dirait tout à la fois patriote et cosmopolite, citoyen de la France jusqu'à la ruiner par la centralisation, et partisan d'un Cité européenne jusqu'à supprimer les frontières pour le jeu le plus libre de l'esprit d'association, que je n'en serais point surpris. Or ces deux conceptions se trouvent être absolument contradictoires ; il faut rejeter l'une ou l'autre. Quelle que soit la sacrifiée, les objections du plus distingué des adversaires de la décentralisation sont frappés de caducité. S'il garde la patrie française, nous avons fait voir à quel point l'association morale était dangereuse pour elle. S'il la rejette, il devient superflu de trembler pour son unité. Les objections de MM. Blum, Faguet et Doumic intéressent les belles lettres ou la politique. Elles sont donc moins fortes que cette objection sociale ou, pour mieux dire, économique, que l'on tire des conditions de la vie moderne ; je laisserai M. Joseph Caraguel en établir la formule. Il l'a fait, il y a deux ans, dans une chronique du Journal, insérée dans son livre de La raison passionnée 17, non à propos des Déracinés, mais binés, mais bien d'une manifestation de félibres : ... La civilisation n'interrompra pas son ascension vers l'unité et l'harmonie pour complaire à quelques impuissants vaniteux qui redoutent de perdre leur peu d'esprit au vertige des sommets. Régionale ou communale, littéraire ou politique, aucune forme d'invertébration n'est viable, aucune tentative autonomiste n'est à craindre. L'unité, déjà faite dans les volontés, s'affermit aux conditions modernes de l'existence sociale. Après les provinces qu'avait dissoutes la Révolution française, c'est la province qui disparaît depuis les chemins de fer et le télégraphe. Nulle vie strictement locale n'est, en effet, possible lorsque nulle vie n'est forcément localisée ; si bien que la vitalité de l'humanité toute entière retentit aujourd'hui dans les moindres villages. Je ne puis me défendre de goûter ce ton de l'éloquence philosophique. Elle est inspirée d'un sentiment tout à fait concret, la haine des félibres, haine toujours forte et tenace lorsqu'elle s'établit dans un cur méridional. Pour ma part, j'aime les félibres, et mes lecteurs sont prévenus. Ce sentiment peut m'entraîner dans une erreur ; mais du moins je les mets en garde. Ce point réglé, analysons trait pour trait les idées de M. Caraguel. Il y a là beaucoup de vues sur lesquelles je manque de renseignements précis, et que j'appellerais de très bon cur mystiques, métaphysiques, ontologiques, bien qu'elles nouu'elles nous soient données pour très positives. Tout d'abord, M. Caraguel est-il sûr, positivement, que la civilisation fasse une « ascension continue vers l'unité et l'harmonie » ? Cela se peut, mais le contraire se peut tout aussi bien. Le mouvement civilisateur peut tendre, en somme, à des différences aussi probablement qu'à des ressemblances. Pour moi, j'hésite là-dessus et non seulement sur le point de fait, mais sur le point de droit : faut-il souhaiter que l'univers s'unifie ? je n'en sais rien au juste, pas plus que je ne sais s'il aspire à cette unité. Admettons pourtant, ou feignons d'admettre à titre de conjecture et l'injection précitée de M. Caraguel (le monde s'unifie) et le principe (indémontré) que cette unification sera bonne. Résulte-t-il de là que cette unité ou cette harmonie doivent détruire toutes les variétés naturelles ? Une unité peut être simple ou synthétique. Ce ne peut être l'unité simple qui ait des chances d'être réalisée ici, mais une unité synthétique, un accord d'éléments divers. Si, comme on semble vouloir le dire, cet accord constitue un progrès véritable, il faut que les diversités soient conservées dans leur richesse primitive, sans quoi ce qui serait gagné en ordre et en discipline serait reperdu d'autre part, du chef des caractères ordonnés. L'harmonie désirée du monde ne peut donc consister qu'en un ordre meilleur des variétés existantes, nullement en leur suppression. Maiession. Mais, si ces variétés-là et ces différences subsistent, en quoi une harmonie paisible et spontanée du tout peut-elle nuire à l'autonomie des parties ? Elle la suppose, au contraire. Que ces parties puissent un jour profiter de l'ensemble des ressources du tout, cela est admissible ; mais qu'en même temps elles puissent jouir et disposer des leurs propres plus librement, cela n'est guère discutable, et le programme fédéraliste ou décentralisateur ne pose rien de plus. Une vie particulière très vigoureuse n'a rien, en effet, qui exclue des échos purs et nombreux de toute la vie d'alentour. Bien avant M. Caraguel les monades leibniziennes recevaient le retentissement de tout l'univers et manquaient pourtant de fenêtres pour voir au dehors. Quel fédéraliste, quel particulariste, quel félibre a rêvé d'une Commune close, ou d'une Province bouchée aux bruits extérieurs ? M. Joseph Carraguel semble avoir voulu défigurer cette thèse pour la défigurer aisément. Aussi a-t-il rendu plus aisé de lui répliquer. Traduire « décentralisation » ou « fédéralisme » par « invertébration », n'est-ce pas un abus de mots quand les fédéralistes et les décentralisateurs ont toujours indiqué qu'il s'agissait plutôt de substituer des vertèbres véritables à des vertèbres de carton. Il eût dû s'en tenir à ce qui fait le nerf de son objection, à la thèse des « conditions modernes de l'existence sociale », « chemins de fer », « télégraphe » et le reste. Mais, là encore, que de réponses faciles ! Il est certain que la distance et le temps, traités les par engins nouveaux de locomotion, ont changé les conditions humaines dans une mesure considérable. Il faudrait toutefois examiner si ces engins sont tous du même ordre, pour produire le même effet ; il faudrait voir si les mêmes engins ont produit ou produisent uniformément les mêmes effets. L'admettez-vous ? Alors c'est par un acte religieux de votre foi, car, en un sujet si complexe et si varié, il n'y rien de moins assuré. Exemple : le chemin de fer et le télégraphe, avec leurs voies et leurs guichets à poste fixe, ont déterminé des habitudes uniformes ; on part et on arrive aux mêmes heures, on suit les mêmes voies, dans des conditions pareilles. Mais voici le cyclisme, qui altère considérablement ce premier état de choses : que sera-ce bientôt de l'automobilisme, ou plus tard de l'aviation ? De ces véhicules divers, mais qui font tous gagner du temps et rapprochent les lieux, jaillissent deux séries d'usages contraires. Du même ordre de véhicules, en des temps différents, peuvent sortir aussi des résultats divers 18 . Certaines classes de la population peuvent être rendues plus casanières par le seul fait de la facilité croissante des moyens de communication. Il suffit, par exemple, qu'une confrérie nouvelle de courtiers et d'intermédiaires s'organise pour mettre à profit ces moyens : le paysan qui se dérangeait pour un achat reçoit à domicile tels échantillons, les choisit, reçoit la marchandise elle-même et la solde sans faire un pas hors de son bien. La formule de M. Carraguel « nulle vie strictement locale n'est en effet possible lorsque nulle vie n'est forcément localisée » est donc fausse si on la prend en un sens réel et pratique, c'est-à-dire en en retranchant l'adverbe strictement, et si on garde cet adverbe, elle n'a plus qu'une valeur imaginaire, car jamais dans l'histoire du monde elle ne s'est appliquée à rien, nulle vie strictement locale n'ayant jamais été, hormis peut-être dans l'île de Robinson. Mais, dira-t-on, de nos jours, la pensée la plus casanière voyage et elle est incessamment visitée. Sans doute. Elle est même plus visitée, plus voyageuse qu'autrefois. J'y consens. Elle est donc moins locale ! Ce n'est point une conséquence rigoureuse. La découverte de la navigation n'a point aboli la patrie, mais elle l'a rendue plus chère. Le commerce des peuples, le rapprochement des pays, dans des conditions normales, ne peuvent que rendre chaque patrie particulière plus agréable à son habitant, étant accrue, aidée, embellie d'apports étrangers. Elle peut, à la vérité, en être aussi recouverte et comme submergée. Mais c'est un accident, et il est réparable et justement par le remède de la politique locale, qui subordonne ces apports extérieurs et les adapte aux convenances du lieu. C'est la condition même du bien-aise personnel et de la prospérité publique. Bien loin que cette politique puisse être accusée d'aveuglement ou d'étroitesse en présence des nouveautés, elle fournit le moyen de se les approprier le plus heureusement. Et voilà l'objection de M. Caraguel ! Je crois qu'elle mérite le nom de préjugé. Elle n'a point volé non plus la qualification de mystique. « L'univers tend à s'unifier » ... « Tout marche à l'unité » : ce sont les majeures secrètes de beaucoup de syllogismes très vicieux en dépit de leur physionomie inductive ; je conseille aux bons esprits de s'en préserver. Tendances, mouvements, marches du genre humain, ce sont des expressions abrégées pour représenter des faits passés ; elles ne dessinent point l'avenir. Qui nous délivrera de ces principes ambulants, causalités anthropoïdes, mauvais petits dieux plus fâcheux que les entités scolastiques, car ils résultent d'un travail logique inférieur à celui du XIII e siècle, providences inférieures à celle-même qui déconsidéra Bossuet !... Si l'usage vulgaire en continue l'emploi, vous verrez qu'il n'y aura bientôt plus moyen de penser.
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